Le couple se querellait dans la conduite intérieure grise qui venait de s’immobiliser le long du trottoir : un homme, une femme et, entre eux, l’amour dans les derniers soubresauts de l’agonie, le désert de l’incompréhension. Elle, assise sur un banc, vacante, désaffectée comme à l’ordinaire, pressentait qu’un drame se jouait là, sous ses yeux, et ne pouvait s’empêcher de les observer. Les mots qu’ils s’assenaient derrière les vitres fermées lui échappaient, mais ses propres lèvres auraient pu les former, elle en devinait la virulence, elle pressentait que ces deux-là étaient au bord de la rupture.

De la femme, elle ne voyait que le dos, la nuque ployée, les mains qui s’élevaient parfois en une ébauche de protestation ou de vaine supplication. L’homme, tourné vers sa compagne, faisait face au banc, à l’inconnue qui se tenait là, voyeuse dont l’indiscrétion était patente, presque ostentatoire. Au moment où, dans l’excès de son exaspération, il s’apprêtait à frapper le volant du plat de la main, leurs regards se croisèrent ou plutôt s’emparèrent l’un de l’autre pour ne plus se lâcher. Le geste resta suspendu, le bras de l’homme retomba. La scène dans la voiture arrivait à son terme, elle le savait, elle le lisait dans les yeux noirs attachés aux siens. La fin de ce couple était imminente, précipitée par le hasard de cet échange de regards : la charge de hargne et de ressentiment éprouvée par l’inconnu, tel un brandon, venait de plonger dans la béance effrontée, la placidité liquide de ses yeux à elle qui déjà invitaient, promettaient, calmaient. Le brandon grésilla un peu, acheva de se consumer, se noya. Alors l’homme se pencha en travers du corps de sa compagne jusqu’à atteindre la poignée de la portière qu’il ouvrit et poussa. Elle vit ses lèvres se crisper quand il lui intima de sortir, de partir : aucun mot n’était plus possible entre eux.

Empêtrée dans son désarroi, la femme s’extirpa de l’habitacle, le manteau hors de saison ouvert, le sac ballant au bout de son bras droit et, sur ses talons hauts, s’éloigna d’une démarche heurtée de marionnette.

Par la portière restée ouverte, à la périphérie de son regard toujours rivé à celui de l’homme, elle nota que les sièges étaient recouverts d’un cuir souple, noir. Limousine de luxe pour homme de luxe, se dit-elle.

Ils se regardaient toujours. En silence. En attente de ce qui allait advenir à présent que la femme au manteau était évincée, éliminée. Il était encore dans la position qu’il avait prise pour ouvrir la portière et chasser l’importune, le buste incliné vers l’ouverture, vers le trottoir, vers elle.

Il dit soudain :

– C’est à cause de vous.

– Je sais.

Elle prononça ces deux mots d’une voix si nette qu’ils claquèrent comme un défi, comme la première salve de la guerre du désir.

Aussitôt après, elle se leva, fit les trois ou quatre pas qui la séparaient de la voiture et, dans un même mouvement, pivota à demi, se baissa et se laissa tomber sur le siège revêtu de cuir doux que l’autre femme venait de libérer. A la place de la morte, songea-t-elle.

Désormais, ils regardaient devant eux, dans la même direction. Il mit le contact, posa ses mains sur le volant.

– Où allons-nous ? demanda-t-il.

– Chez moi.

Elle lança son adresse d’un ton neutre, impersonnel, comme elle l’eût fait à un chauffeur de taxi, et aussitôt se retrancha dans un mutisme de source tarie. L’inconnu se contenta de l’information jetée et, sans demander d’autre précision, il démarra : il devait bien connaître la ville.

Dans son calepin mental, elle nota : voilà mon septième invité, un homme désormais sans femme, une proie facile.

Cependant, il l’intéressait. Porter un intérêt quelconque à ceux qu’elle appelait ses invités n’était pas une nécessité et pouvait même aller à l’encontre de sa fin dernière, compromettre la belle rigueur de son projet. Mais celui-là l’intéressait, elle ne pouvait le nier. Il était le type même de l’homme qu’elle voulait voir étendu, nu, dans la diagonale du lit. Brun, grand, il avait cette beauté ténébreuse et farouche de qui a arpenté tous les arcanes de la séduction et n’ignore rien des plaisirs donnés ou consentis.

 

Ils roulent sans un mot vers cette partie de la ville qu’elle vient d’indiquer. Elle se souvient que, le matin même, elle a mis sa robe de mariée à la poubelle. Vieille robe de vieille mariée.

Elle s’étonne encore que ce geste lui ait si peu coûté. Elle contemple ses mains posées à plat sur ses cuisses, ces mains qui ont accompli le sacrilège : ouvrir la penderie, décrocher la robe de son cintre, soulever le couvercle de la poubelle, jeter le chiffon déchu sur les pots de yaourts vides, le marc de café, les épluchures, les papiers froissés, tasser le tout, rabattre le couvercle.

Ce sont maintenant des mains nues, ni anneau d’or ni bagues aux doigts, mais des ongles laqués d’un rouge intense qui évoque la couleur du sang frais.

Chaque jour, elle se déleste ainsi d’une écaille de l’ancienne carapace, elle se débarrasse d’une relique. Elle a la sensation d’être un animal à l’équarrissage, mais elle tient également la fonction de boucher : à personne elle n’a voulu confier la charge du dépeçage.

Ses mains nues, libres, tranchent dans le vif, elles éviscèrent l’amour sacrifié, elles trient — ce qui était à lui, ce qui était à elle —, elles jettent, elles éliminent, elles brûlent. Bientôt, de cette vie à laquelle il a tourné le dos, de leur vie, il ne restera qu’un tas de cendres. Réduire à néant quinze années d’intimité, de complicité, telle est la mission qu’elle s’est assignée. Le corps se doit de soutenir l’esprit dans cette entreprise qui consiste à faire table rase, à remettre à zéro les compteurs de l’âme et du cœur. Le corps se doit d’assumer ses responsabilités, de se dévouer et, si possible, d’exulter. D’où les invités, les otages.

Son silence est si éloquent, si perclus de sens et de résonances que l’homme au volant, après un bref coup d’œil vers son profil tendu, demande :

– A quoi pensez-vous ?

– A vous. Vous qui êtes le septième.

Elle ment et il sait qu’elle ment. Elle pense encore à la poubelle, à la robe-détritus fourrée ce matin même dans la poubelle. Les robes ont aussi une histoire, parfois même un destin. Plus assez jeune et plus assez vierge pour oser le blanc, elle avait choisi de s’habiller de noir le jour de son mariage. Une option excessive peut-être, mais qui lui ressemblait, la résumait toute. C’était une robe sans prétention, achetée à la hâte dans une boutique de Saint-Germain. L’histoire de la petite fringue débute quand elle l’enfile ce jour-là, avant de se rendre à la mairie au bras du bien-aimé. Seule touche de couleur : quelques roses de tissu piquées dans sa chevelure. Le lendemain des noces, la robe noire est suspendue à un cintre et rangée dans la penderie. Elle n’en sortira dès lors qu’en de rares occasions, quand madame aura le caprice de la porter. Les années passent, la robe est là, sans plus de valeur qu’elle n’en avait au jour de l’achat. Pourtant, avoir servi de parure à la mariée la rend précieuse, inestimable, et on la conserve pieusement. Et voilà que ce matin, tout à coup, c’est pour elle le bannissement, la dégradation, la poubelle !

A l’heure qu’il est, la benne des éboueurs l’a emportée et ses grandes mâchoires doivent l’avoir déchiquetée, malaxée, brassée avec l’immonde tas d’ordures qu’ils vont basculer dans la décharge publique au bout de leur tournée. Ce soir, songe-t-elle, les rats viendront danser leur sarabande sur cette pauvre guenille, et comme elle est prise d’un long frisson à cette évocation, elle se replie davantage, se frotte furtivement les bras à plusieurs reprises.

Il a surpris ce geste frileux et demande :

– Vous avez froid ? Voulez-vous que je remonte ma vitre ?

– Non… Ce n’est rien, n’en faites rien.

Il n’insiste pas.

Maintenant, elle pense à la chambre, au lit vers lesquels ils glissent dans la longue voiture silencieuse. La chambre des époux, espace sacré jusqu’à certain jour de juin, et qui ne l’est plus. C’est elle qui a voulu la transgression, le viol, et en a par avance organisé chaque séquence selon une liturgie indécente et néanmoins très stricte.

Si elle prend des otages, si dans cette chambre elle invite des inconnus pour un moment, une poignée d’heures, pas de blâme. Car le crime s’est perpétré ici même quand l’époux bien-aimé, le traître, lui a donné ce cachet rose et promis qu’il resterait près d’elle. Elle s’est endormie, confiante, innocente. Au matin, il était parti.

Au matin, il était parti, parti, parti.

Telle est sa complainte, un chant intérieur qui jamais ne franchit ses lèvres, le hurlement contenu et continu de tout son être. Pourtant, nul ne l’entend, et la vie va, l’été déjà s’en est allé.

A la crête de ce hurlement, il y a le lit qui tient la note dominante. C’est là qu’il l’a exhortée à avaler le cachet rose, c’est là qu’il a promis, c’est à partir de là qu’il a trahi. Tout tourne autour de ce lit, converge vers lui : depuis ce matin de juin, il est le lieu géométrique du cauchemar, de l’abandon, d’une détresse sans rémission.

 

Ils se rapprochent de leur destination et bientôt s’engagent dans la rue qu’elle a nommée tout à l’heure, une rue presque champêtre où se succèdent les résidences cossues, chacune dissimulée dans son écrin de verdure, protégée par des haies végétales ou de hauts murs de clôture. Quand ils atteignent le bon numéro, bien qu’elle ait sur elle la télécommande qui actionne le mécanisme d’ouverture électrique de la grille, elle se garde de l’utiliser. Ses invités n’entrent jamais en voiture dans l’enceinte de la propriété. Cette évidence a force de loi, il en comprend aussitôt toute la portée et ne craint pas de s’y soumettre.

Il range la voiture, en sort avant elle et la contourne pour venir ouvrir sa portière.

Peu après, ils franchissent l’un derrière l’autre le portillon qui flanque l’entrée principale, elle le précédant dans l’allée.

Il suit, et malgré lui, faussement nonchalant, il dit à ce dos de femme qui va devant lui :

– Et jusqu’à combien irez-vous ?

Car, de leur bref échange, il a déjà déduit qu’en ce lieu elle convie des hommes à des rendez-vous charnels, et il rumine encore son septième rang. Ils n’aiment guère qu’elle leur révèle leur place dans ce classement aléatoire, ils n’aiment jamais cette brusquerie qu’elle peut montrer dans la sincérité. Il la suit et ne sait que penser de cette femme, de l’aventure qu’elle lui propose. En revanche, il peut déjà pressentir qu’ils s’acheminent vers quelque cérémonie scabreuse, tout entière par elle orchestrée. Et qu’elle disposera de lui.

Le dos s’est cabré de manière imperceptible. Sans s’arrêter, sans se retourner, elle répond :

– Quinze. Pour les quinze années sacrifiées au bien-aimé qui ne m’aimait pas. J’invite des hommes à me suivre jusqu’ici, ils ne refusent jamais. Certains me prennent pour une vulgaire racoleuse, mais ce qu’ils pensent m’indiffère, ils ne m’intéressent que dans la mesure où ils jouent leur rôle. Je les garde quelques heures puis je les renvoie.

– Je comprends, souffle-t-il. Vous êtes une poupée cassée.

– Mais réparable. Tout à fait réparable. Du reste, vous êtes ici pour contribuer à cette réparation.

C’est étrange de se trouver en septième position dans cette succession annoncée. Etrange aussi est ce dialogue qui se déroule le long d’une allée sablée, bien entretenue, bordée par les derniers massifs de l’été. Le ciel s’est couvert, une bourrasque soudaine soulève les premières feuilles mortes qui tourbillonnent au ras du sol, achèvent leur course au pied des buissons, se tassent frileusement contre les bordures de pierre. Mais l’air reste très doux, presque tiède.

Soudain pris d’une impulsion, il accélère le pas, la rattrape, pose une main sur son épaule dans une velléité d’enlacement. Mais elle se rétracte sous ce contact et, vive, s’y soustrait, lui échappe. A deux mètres de lui, elle fait volte-face et en même temps qu’elle lui offre son visage enflammé par l’indignation, elle s’écrie :

– Ne recommencez pas ! Ne me touchez pas ! Pas ici !… Ce sera plus tard, là-bas, dans la chambre, dans le lit, quand je vous dirai.

Dans cet écart, elle découvre qu’elle le voit vraiment pour la première fois, qu’elle le voit mieux : grand, svelte, brun, tel qu’elle aime ses compagnons de lit. Un peu désemparé aussi. Alors, en manière de compensation et de réconfort, elle lui sourit. Il prend appui sur la permissivité du sourire pour remarquer :

– Il faut énoncer la règle du jeu si vous voulez qu’elle soit respectée.

– C’est juste. Pardonnez-moi.

Un peu plus loin, elle s’immobilise, reste en contemplation devant la façade de la demeure qui vient de surgir au détour de l’allée, obligeant l’homme à l’imiter.

– Ils vont venir la voir, annonce-t-elle.

Cette femme l’affole, il ne sait plus qui sont tous ces "ils" qui forment nuée autour d’elle.

– Qui va venir ?

– Les agents immobiliers, les marchands de biens. Je les ai convoqués. Parce que je la vends, cette maison. J’attends qu’ils viennent la visiter, l’estimer. C’est un drôle de jour pour la voir, avec ce ciel bas, ce ciel de fin du monde…

Il s’inquiète tout à coup : et si l’arrivée de ces gens venait perturber l’intermède des voluptés promises ? Serait-elle moins bien organisée qu’il ne l’a cru ?

– Quand doivent-ils venir ?

– Ce soir, demain, je ne sais pas…

C’est une simple association d’idées qui l’a amenée à évoquer les marchands de biens car, d’ordinaire, elle entraîne ses invités dans une visite guidée de la propriété. Elle les promène dans les allées, leur montre tout, les roses anciennes, la maison d’amis au fond du parc, le bassin aux nymphéas. Ce parcours invariable sert de prémices et tient lieu de parade amoureuse. Mais là, avec celui-là, non, elle sent qu’elle va bousculer le protocole et déroger. Elle dit :

– J’ai envie de vous. Vite, je vous veux.

Il incline la tête.

– Je suis à vous.