La petite peur

Conte de Patricia Beudin (destiné idéalement à être « dit » et non « lu »)

Le monde n’est - il pas une heure pour nous, une heure contre nous ?
Et puis, quoi, c’est notre monde…


Il était une fois, lovée confortablement au creux d’un doux ventre dodu, replet, avec quelques doux plis accueillants, une petite peur recroquevillée sur elle-même.
C’était une petite peur ordinaire, banale, de type « je n’oserai jamais ».
La mine normalement effrayée, les yeux inquiets, la gorge serrée, l’estomac noué, les genoux flageolants, elle s’accrochait la plupart du temps de toutes ses petites pattes au ventre rassurant pour surtout ne pas risquer d’en sortir…

Pourtant…

Pourtant, les veilles de pleine lune, exceptionnellement, elle s’offrait une grande inspiration d’audace et décrispait ses pattes crochues pour soulever le store du nombril.
C’était une petite peur curieuse !
Elle écarquillait les yeux sur le monde extérieur :

Il y avait là LE SOLEIL, rayonnant, dans toute sa majesté, sa splendeur
Pouf ! Un nuage noir passait l’assombrir…
Il y avait là L’AMOUR et sa plénitude :
Et soudain une rupture et des larmes de sang…
Il y avait là L’AMITIÉ et son cortège de joies :
Et puis une trahison, des déceptions…
Il y avait là LA VIE
Il y avait là … LA MORT

Le monde n’est - il pas une heure pour nous, une heure contre nous ?
Et puis, quoi, c’est notre monde…


Vite, la petite peur baissait le store du nombril , se roulait en boule, se cramponnait de plus belle, en arrachait le ventre - oh elle ne le faisait pas exprès - qui se tordait de douleur…

- « Eh, dis donc, toi, la peur, là, tu ne pourrais pas prendre un peu des vacances, aller voir dehors si j’y suis ? Ça fait un bout de temps maintenant que tu m’égratignes, ça commence à bien faire! »

Le ventre, tout bon enfant qu’il est, commence à en avoir assez de ces malaises, ces élancements, ces crampes, ces tiraillements.

- « Je sais, je sais, d’aucuns diront que je me plains d’aise. J’ai des copains qui abritent jusqu’à douze ou quinze peurs qui cohabitent, tu imagines les journées qu’ils passent! Mais tout de même… »

- « Ce n'est pas ma faute!  Notre destin à nous les peurs, c’est de naître dans les ventres et de nous y accrocher. »

- « Ah, ben, ça, c’est la meilleure ! Qui est-ce qui t’a mis des sornettes pareilles en tête ? Tu n’es pas du tout obligée de rester, et d’ailleurs, tu n’es pas née ici ! »

- « Je ne suis pas née ici ? »

- « Non, ma crispée. Les petits garçons ne naissent pas dans les choux, les petites filles ne naissent pas dans les roses et les petites peurs ne naissent pas dans les ventres ! »

- « Ben, je viens d’où, alors ? »

- « C’est veille de pleine lune, soulève le store, regarde… »

Au dehors, là, devant les yeux curieux de la petite peur, un enfant intrépide se lance dans la grande aventure de ses premiers pas.

Autour de lui, le cercle des personnes qui l’aiment le plus au monde :

- « Attention, tu vas tomber ! »
- « Pas trop vite, sois prudent »
- « Attention, le coin de la table ! »


La petite peur frémit, baisse le store.

- « Et alors ? »

- « Alors ? Ce qu’on apprend au berceau dure jusqu’au tombeau. Une petite peur vient de naître dans le ventre de ce bébé. Pourtant, c’est par des chutes que l’on apprend à marcher. Et toutes les fois qu’il tonne le tonnerre ne tombe pas. »

Le monde n’est - il pas une heure pour nous, une heure contre nous ?
Et puis, quoi, c’est notre monde…


- « Ah, bon? Et je suis née comme ça, moi ? »

- « Oui, enfin, avec une des variantes, immanquablement...

« Attention, ça brûle ! » « Attention, ça pique ! » « Attention, ça mord ! »

« Attention, ça sent mauvais » « Attention, il est noir, jaune, juif, gitan, artiste, différent… »
Tout ça souvent avec les meilleures intentions, en étant persuadé de protéger le propriétaire du ventre : « C’est pour ton bien ! »
La version la plus répandue reste « Que vont penser, ou dire les Gens ? ! »
La maîtresse, le policier, monsieur le curé, le contrôleur, les voisins, les copains, maman, pépère, marraine, le patron, le
raton - laveur… »

- « Ah ? »

- « Absolument ! Et c’est comme ça qu’alors qu’on le voudrait pourtant très fort, on n’ose pas réciter un poème devant la classe, marcher seul dans la rue, porter un bonnet vert quand tout le monde en porte un noir, dire à son père qu’on a un amoureux, à sa femme qu’on a pris un café avec une collègue, on dit « oui » quand on voudrait dire « non »… On craint d’échouer, décevoir, rater, être rejeté, jugé… Mais ça, ma tremblante, jugé, on l’est toujours ! Même moi, tiens, là, avec mes plis … On en oublie de vivre intensément ! »

- « Qu’est-ce que je dois faire, alors ? »

Il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider.

- « Ah, ça, ma bouleversée, tu fais ce que tu veux.

Le plus grand secret du bonheur, c’est d’être bien avec soi.

Mais j’en ai connu de plus troublées que toi qui sont parties…
Alors, on a voyagé, porté de guingois des bérets multicolores, chanté faux à tue-tête avec délectation, écrit et récité des tas de poèmes étonnants et détonants, rencontré des gens du voyage riches d’humanité, dit « non » et « non » et encore « non », vécu des passions torrides, belles et tristes, tenu tête à des contrôleurs de toute
s sortes … »

- « Wouaahh ! Mais toi, tu voudrais que je parte ? »

- « C’est vrai que, depuis le temps qu’on se connaît, et malgré les soucis que j’endure avec toi, si tu me quittes il y aura un vide, forcément,... c’est physique… Mais - ne le prends pas mal - il y aura surtout... une libération ! »

- « Mais comment m’y prendre ? »

- « Quand tu manges un gâteau rond, commences-tu par le centre ?
Vas-y doucement, petit pas par petit pas, fais-toi confiance, rebondis sur tes échecs, avance, avance,… Surtout, fais provision de caresses à l’âme, de compliments, d’encouragements, fais fi des critiques gratuites, des préjugés qui meurtrissent.
Et aime la vie toute entière. »


Le monde n’est - il pas une heure pour nous, une heure contre nous ?
Et puis, quoi, c’est notre monde…


Ainsi a procédé la petite peur, doucement, gentiment bousculée par le ventre qui voulait lui donner des ailes. Un jour, une veille de pleine lune, dans une inspiration d’audace plus profonde que les autres, elle est sortie…

Et le ventre s’est étiré, étalé, a repris ses aises…

Oh, elle revient bien de temps en temps se blottir aux creux des entrailles, la petite peur, on ne s’arrache pas si facilement aux vieilles habitudes, c’est difficile de ne jamais se retourner, mais c’est pour mieux repartir encore, avec à chaque fois une confiance plus grande, basée sur l’expérience.

Je sais de quelle petite peur il est question dans cette histoire, mais ne comptez pas sur moi pour vous donner son nom, étaler sa vie privée sur la place publique, ce n’est pas mon genre...

Ce dont je suis sûre, c’est qu’elle a bien fait de partir.

L’autre jour, un ami, un têtu, me prétendait mordicus que son ventre n’avait jamais abrité ce type de petite peur, de type « je n’oserai jamais ». J’en doute…

Et vous, le soir, quand vous êtes allongé dans votre lit et que tout est calme, n’avez-vous jamais entendu dans ces zones (montrer le ventre) des bruitages incongrus, des glouglous, des gargouillis plus ou moins harmonieux ?

Le ventre et la peur conversent, discutent, et parfois même se disputent !

Le monde n’est - il pas une heure pour nous, une heure contre nous ?
Et puis, quoi, c’est notre monde…

La vie, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit.

N.B.: Si vous appréciez "La petite peur" et que vous souhaitez utiliser cette histoire pour l'une ou l'autre activité, pourquoi pas, l'idée me paraît sympathique, je vous demande simplement de vous montrer "beau conteur/belle conteuse": avertissez-moi et... citez vos sources!